Pourquoi je compte voter non

Avertissement: Je ne suis un expert en rien du tout, et il me manque sans aucun doute beaucoup de connaissance politico-juridiques pour pouvoir émettre un avis pertinent sur la question du Traité Etablissement une Constitution pour l'Europe (TECE). Toutefois, on me demande mon avis sur un texte, alors je fais avec ce que j'ai: je lis le texte et je me forge une opinion. Publier cette opinion permet d'obtenir des réactions de la part d'autres internautes, et ainsi éventuellement de mettre le doigt sur des erreurs de compréhension ou de raisonnement. Vos remarques sont donc les bienvenues. Je serais très soulagé si quelqu'un me prouvait que le TECE n'est pas si néfaste que je le crois. Ceci étant dit, entrons dans le vif du sujet.

Je compte voter non au référendum sur le Traité Etablissement une Constitution pour l'Europe (TECE) car j'estime que ce texte, si il était adopté, marquerait un recul très inquiétant en terme de démocratie.

Mes réserves portent sur trois points:

  • La longueur et la complexité du texte sont telles que son application sera largement basée sur de l'interprétation. Les règles ne sont pas claires.
  • La partie III définit les politiques au niveau d'un traité et empêche ainsi l'alternance politique, donc le jeu démocratique.
  • Le TECE met en place un législateur européen qui ne subit pas le contrôle populaire.

La complexité du texte

C'est sans doute l'argument le plus simple contre ce texte: qui veut signer un contrat dont il ne comprend pas tous les tenants et les aboutissants, et pour lequel les experts ont des avis divergents?

La lecture est un parcours du combattant, et il est difficile de saisir la véritable volonté qui est à l'origine du texte. On voit par exemple des articles où l'on signale que l'Union poussera à telle politique mais ne contraindra pas les états (ex.: III-205 al. 1, sur l'emploi), ce qui revient à dire que les états font ce qu'il veulent en coopération les uns avec les autres, c'est à dire que le TECE ne change rien. Quelle est la portée de ce genre d'articles? Pourquoi sont-ils écrits? Ils me donnent l'impression d'attrape-nigaud placés là uniquement pour faire bonne impression sur le lecteur peu vigilant.

De même, certaines déclarations générales sont discrètement atténuées plus loin. Par exemple II-66 "Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté". Il faut tourner des dizaines de pages pour découvrir que ce principe ne s'applique peut être pas aux toxicomanes et aux vagabonds (acte final, partie A, article 12, titre II). Je me demande combien d'entourloupes de ce genre existent dans le texte.

On nous demande de nous prononcer sur un texte dont la portée est énorme, puisque c'est de lui que va découler la politique des pays européens. Le texte est long et complexe, et le projet qui est derrière n'est pas clair. Manifestement il faudra beaucoup l'interpréter pour le mettre en oeuvre. Qui va interpréter? Et avec quelles limites? Où est la protection contre l'arbitraire? Qu'est-ce qui empêchera une politique d'être imposée contre la volonté du peuple sous le prétexte quelle était cachée dans le TECE?

On peut me répondre que tout ça va s'auto-réguler et que les politiciens européens sont des gens raisonnables. J'en doute fortement (voir plus loin la débâcle sur la question de la brevetabilité des logiciels). Quand bien même ils le sont, rien ne prouvent qu'ils le seront toujours. Je ne veux pas signer un cheque en blanc aux dirigeants politiques.

La politique gravée dans le marbre

La partie III du TECE définit la politique de l'Union. Le TECE est un traité, il prend donc le pas sur les lois. Cela signifie que si demain le peuple d'Europe élit une majorité d'europarlementaires voulant mettre en oeuvre une autre politique, ça ne sera pas possible à cause du TECE. Si l'alternance politique ne peut pas se faire, c'est la démocratie que l'on sacrifie. Certes, on peut réviser les politiques du TECE, mais cela se fait par un processus diplomatique, et pas démocratique.

Les partisans du oui répondront que cette partie III est une compilation des traités existants (Rome, Maastricht, Nice), et qu'il n'y a donc pas lieu de s'y opposer car c'est ce qui se fait déjà. C'est à mon sens l'argument le plus malhonnête de la campagne.

D'abord, ce n'est pas parceque ces traités ont été adoptés qu'il faut forcement les confirmer. On peut se poser la question de la pertinence de ce qui a été construit, et éventuellement de le remettre en cause. Il n'y a pas qu'une seule façon de construire l'Europe.

Ensuite, en ce qui me concerne, on ne m'a jamais demandé mon avis sur la façon dont il fallait construire l'Europe. J'étais trop jeune pour voter à Maastricht, et les autres traités n'ont pas fait l'objet de référendum. Plus généralement, le peuple a été très peu consulté sur la construction européenne. Il n'y a aucune raison pour être automatiquement pour ces textes que l'on a ratifié sans nous demander notre avis. Et quand bien même le peuple a été consulté, par exemple pour Maastricht, il a le droit de changer d'avis.

Je vois dans le référendum sur le TECE une recherche d'absolution et de bénédiction populaire pour le mode de construction européenne qui se pratique depuis le début. En votant oui, le peuple donnerait une caution à toutes les étapes de la construction européenne qui ont été faites sans le consulter.

En discutant avec des partisans du oui, j'entends souvent qu'il ne faut pas consulter le peuple pour les affaire européennes parceque c'est trop complexe, ou parceque le peuple n'est pas favorable à la construction européenne.

Sur la complexité, je ne vois pas pourquoi le fonctionnement de l'Union devrait forcément être incompréhensible pour le citoyen moyen. Je dirais même que si le fonctionnement est incompréhensible au point qu'il faille en exclure les citoyens, c'est que c'est un système antidémocratique. Je préfère pas d'Union Européenne à une Union Européenne où le peuple ne serait plus souverain.

Quand à l'argument de ne pas consulter le peuple sur les affaire européennes parcequ'il dirait non, on est en plein dans le rejet de la démocratie. Certains défendeurs du oui ont posé en dogme le fait que la construction européenne était forcément bonne et qu'il fallait la faire à tout prix, quitte à abandonner la souveraineté populaire dans la bataille. Pour ma part je dirais que la construction européenne peut être une bonne chose, tout dépend de ce qu'on en fait. Et la faire avec un recul de la démocratie, pour moi, c'est inacceptable.

Le législateur sans contrôle

Le TECE introduit une nouveauté importante: l'Union devient législateur. Avant le TECE, l'Union produisait des directives, que les parlements nationaux devaient transposer en droit national. Avec le TECE, l'article I-33 introduit la loi européenne, "directement applicable dans tout Etat membre". Les parlements nationaux sont donc relégués au rang de législateurs secondaires, sans pouvoir de blocage sur ce que fait le législateur européen.

Sur le principe, cela ne me pose pas de problème. Là où je suis extrêmement inquiet, c'est que la procédure législative européenne n'a pas été modifiée, elle. L'article III-396 du TECE la décrit. En résumé:

  1. La commission propose une loi.
  2. L'europarlement travaille le texte, et éventuellement l'amende.
  3. Si le conseil des ministres (c'est à dire les gouvernements des pays membres de l'Union) est d'accord avec l'europarlement, la loi est adoptée. Sinon il modifie à son tour le texte, et on retourne à l'europarlement en deuxième lecture.
  4. En deuxième lecture, l'europarlement peut encore amender le texte, mais pour pouvoir s'opposer à la version proposée par le conseil, il lui faut une majorité de 50% de ses membres. Membres ne veut pas dire suffrages: les absents sont comptés comme étant favorables aux vues du conseil.

La procédure est telle que si 51% des eurodéputés sont absents, le texte passera tel qu'il est proposé par le conseil des ministres, même si les eurodéputes présents votent à l'unanimité le rejet.

Le TECE a étendu le domaine de compétence de l'europarlement, ce qui signifie qu'on le consulte plus souvent, mais son poids face au conseil des ministres reste inchangé: les négociations du conseil l'emportent sur les votes des représentants du peuple. Une fois de plus la diplomatie pèse plus lourd que la démocratie.

Actuellement, les parlements nationaux jouent un rôle de garde-fou. Avec le TECE, si les europarlementaires ne sont pas assez assidus, le conseil des ministres devient capable de passer des lois sans contrôle parlementaire. Cela fait peur.

Là encore, les partisans du oui vont dire que les gouvernements des états sont des gens raisonnables et que le système s'auto-régulera. Faut-il pour autant faire sauter les rares gardes-fous qui existaient et signer un cheque en blanc à nos gouvernements? Quand on regarde comment le conseil des ministre s'est comporté face à l'europarlement par le passé, il y a de quoi avoir avoir des doutes.

L'exemple du projet de directive sur les inventions implémentées par ordinateur (CIID: Computer Implemented Inventions Directive) est assez frappant. Un groupe de pression formé par quelques gros industriels (entre autres Microsoft) pousse la commission à proposer la CIID, qui rendrait les logiciels brevetables. Une telle mesure serait extrêmement néfaste pour l'industrie européenne du logiciel, car elle donnerait un outil juridique aux grandes entreprises pour matraquer les petites. Les gros acteurs du logiciels étant surtout américains, la CIID me paraît clairement jouer contre les intérêts européens, mais c'est un autre débat. Le but de ce document n'est pas d'argumenter sur la brevetabilité des logiciels, visitez le site de la FFII pour avoir une introduction sur le sujet.

Devant se prononcer sur la CIID, l'europarlement avait voté en première lecture des amendements pour empêcher que les logiciels ne deviennent brevetables. Le texte est alors arrivé au conseil des ministres, où tous les amendements proposés par l'europarlement ont été supprimés.

Quatre parlements nationaux ont voté des résolutions pour que leur ministres bloquent cette directive. Malgré cela, elle a réussi à passer telle quelle en élément de type A (c'est à dire non discuté). Les règles de fonctionnement du conseil indiquent que l'opposition d'un seul pays suffit pour supprimer un élément de type A (et donc le transformer en élément de type B que l'on discutera), mais le conseil a jugé l'affaire suffisamment importante pour s'asseoir sur ses propres règles de fonctionnement. Les ministres fautifs ne sont évidemment pas sanctionnés dans leur pays par leur parlements, car tout ça est de la négociation diplomatique: on ne fait pas ce que l'on voudrait.

Le texte est actuellement à l'Europarlement en deuxième lecture. S'il n'intéresse pas assez d'eurodéputés, il passera en force. C'est une directive, et les pays qui n'ont pas réussi à s'y opposer au conseil pourront encore décider de ne pas transposer la directive en droit national. Si le TECE est ratifié, ce genre de fonctionnement pourra produire des lois immédiatement valables dans toute l'Union.

Je peux comprendre que les gouvernement des pays membres souhaitent garder la main sur le processus législatif européen. Pour ce faire on aurait pu leur donner un droit de veto. Là on leur donne une possibilité de passer des lois contre l'avis des parlementaires. C'est très inquiétant.

Des partisans du oui diront qu'il est normal de fonctionner dans le mode diplomatique car sinon on n'arriverait pas à prendre des décisions. Cela me semble faux. Pour un sujet aussi difficile à trancher que la position commune européenne sur la guerre en Irak, l'europarlement est arrivé à une résolution, alors que le conseil des ministres non.

Et que se passe-t-il si on vote non?

Très simplement: on ne ratifie pas un texte néfaste qui confirme une Europe où le citoyen a de moins en moins son mot à dire. Pour le reste, c'est délicat, et dans les deux camps les futurologues prétendent savoir ce qui va se passer.

On nous parle de construction européenne qui s'arrêterait. A mon avis c'est très improbable: tous les pays de l'Union ont besoin de cette construction. Dire non au texte ne signifie pas que l'on dit non à l'Europe. On a simplement dit non à l'Europe construite selon le TECE.

On nous parle de renégociation qui serait moins à notre avantage, parceque le texte serait moins social. En ce qui me concerne je trouve aussi anormal de voir de la politique sociale figée dans le TECE que je trouve anormal d'y voir de la politique économique. Mais de toute façon la politique sociale du TECE se fait en ne contraignant pas les états, donc à mon avis si elle n'y était pas, ça ne changerait pas grand chose. Quant à la disparition de morceaux tels que la charte des droits fondamentaux, il faut quand même dire qu'elle reprend très largement (mais pas intégralement) la Convention Européenne des Droits de l'Homme, qui est déjà ratifiée par tous les membres de l'Union.

On nous parle de poids de la France affaibli. A quoi cela sert d'avoir du poids si on ne peut pas s'en servir pour bloquer un texte qui consacre le recul de la démocratie? Si on ne le fait pas pour ça, pour quoi le fera-t-on? De plus, les pays européens faisant appel au référendum sont rares, et le non français reçoit un écho favorable chez certains peuples que l'on a décidé de ne pas consulter pour éviter de les entendre dire non.

Certains disent aussi que le camp du non est disparate et donc incapable de proposer une alternative. Ils essayent d'inverser les rôles: pour décider de ne pas faire quelque chose, on peut avoir des motivations différentes. C'est pour décider de faire quelque chose qu'il faut être d'accord. Aujourd'hui, il s'agit de ne pas s'engager sur une mauvaise voie. Le texte actuel a tellement peu de points positifs que de toute façon on aurait du mal à en obtenir un pire.

Pour conclure

En bref, bien que profondément européen, je vais voter contre ce texte car il me paraît marquer un recul démocratique extrêmement dangereux. Je suis plus démocrate qu'européen, et la situation actuelle ne me paraît pas justifier la fuite en avant que l'on nous propose.

Si vous n'êtes pas d'accord avec mon point de vue, je serai ravis d'en débattre avec vous par e-mail, à condition bien sûr que vous vous attaquiez aux idées et pas à la personne.

Emmanuel Dreyfus, 14 mai 2005

Mise à jour de novembre 2007: du traité de Lisbonne.

Mise à jour de juin 2012: du Mécanisme Européen de Stabilité.

Mise à jour d'octobre 2012: Vote du Traité de Stabilité, de Coordination et de Gouvernance à l'Assemblée Nationale et au Sénat.

And now something completely different!